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Un plongeon dans les multiples problématiques

Regards croisés sur trois situations d’accompagnements Housing First traversées par des problématiques de santé mentale et d’assuétudes

La souffrance liée à une pathologie mentale combinée à des consommations de drogues constitue un défi permanent pour les équipes d’accompagnateurs Housing First. Les personnes suivies dans notre projet bénéficient certes de la protection qu’offre le logement ainsi que d’un accompagnement social intensif. Toutefois, le cumul des consommations de drogues et des troubles mentaux, combiné à la difficulté de trouver des opérateurs proposant des prises en charge adéquates, ne nous facilite pas la tâche.

La posture d’accompagnateur social à Station Logement

Notre expérience nous a montré que ces problématiques doivent être traitées avec beaucoup de circonspection et en évitant tout jugement de valeur. Les travailleurs psychosociaux de Station Logement, bien qu’ils ne soient pas spécialisés dans ces domaines, disposent d’une solide expérience du terrain et peuvent s’appuyer sur les balises éthiques et méthodologiques de la posture d’accompagnement du Housing First, avec l’objectif de progresser avec le public accompagné sur le chemin long et tortueux du rétablissement. 

Le premier élément qui frappe demeure l’omniprésence des psychotropes. La plupart des personnes suivies à Station Logement ont recours à divers stupéfiants pour combler leur frustration (affectives, sociales, matérielles, etc.), pour panser de vieilles blessures, parfois pour soigner leurs symptômes psychiatriques (voix omniprésentes, dépression lourde) ou tout simplement pour donner un sens à leur vie. D’où la difficulté pour les travailleurs de redonner une place au désir et à des perspectives à plus long terme, moins immédiates que l’effet instantané d’un produit. Un autre rempart au changement reste la difficulté pour ces personnes souffrant de troubles mentaux et/ou de toxicomanies, de découvrir leurs capacités de changement. Cette prise de conscience nécessite de longues palabres, des discussions entre accompagnant et accompagné qui vont durer plusieurs mois voire plusieurs années, afin de déculpabiliser la personne, de verbaliser ses besoins, de mettre en avant ses compétences et de négocier avec elle la mise en place d’un plan d’action. 

Nous choisissons de nous adapter au rythme de la personne, de prendre au sérieux ce qu’elle exprime même si nous sommes en désaccord. Pour pouvoir créer les possibilités d’un changement, l’accompagnant doit abandonner la posture d’expert, celui qui sait, et se mettre au service du locataire en souffrance. Cette posture, définie en travail social comme le développement du pouvoir d’agir, s’oriente vers le concept de rétablissement et implique des balises auxquelles les travailleurs doivent se plier : transparence dans l’accompagnement, libre choix de la personne accompagnée, travail basé sur l’échange, prise en compte du vécu et de l’expertise de l’usager, refus de solutions toutes faites ou dictées par la morale, horizontalité de la relation, etc. Ce long cheminement doit, pour réussir, obtenir la complète adhésion de la personne accompagnée. Ce qui n’empêche en rien l’intervenant social de partager ses impressions, de donner son opinion ou de marquer son désaccord afin d’enrichir la discussion. 

Entendre la voix des personnes aux multiples problématiques

En témoigne Alex, consommateur perpétuellement dans le déni et souffrant de troubles mentaux avérés. Après un deuil très difficile et deux années d’échanges et de discussion avec ses accompagnateurs, il décide enfin de lui-même de se faire hospitaliser. Le processus est long et parsemé d’embûches. Lors de ses précédentes hospitalisations, il n’est resté que quelques jours avant de prendre la fuite. L’équipe de Station Logement ne relâchera jamais sa présence et continuera les discussions, les pourparlers, sans vouloir à tout prix lui imposer une solution malgré les inquiétudes légitimes sur son état psychique. Finalement, il parviendra de lui-même à entrer dans un établissement qui lui convient, où il pourra soigner quelque peu ses blessures. Le lien de confiance avec Station Logement s’en trouve grandement affermi. Le travail peut continuer, à son rythme.

Pourtant, malgré cette petite victoire, nous remarquons que des freins bien implantés dans la société existent. D’autres institutions, notamment certains hôpitaux, défendent une approche différente de la nôtre. Quand Alex se présente une première fois à l’hôpital psychiatrique, le médecin ne lui adresse pas la parole durant tout l’entretien, préférant comme interlocuteur l’accompagnateur de Station Logement. Encore aujourd’hui, ceux qui cumulent consommation de drogues et maladies mentales sont culpabilisés et considérés comme des personnes qui n’ont pas voix au chapitre. C’est aussi contre cela que se bat notre équipe. 

Reconnaître la schizophrénie

Judith souffre de schizophrénie et de dépression. Lors de sa première rencontre avec une travailleuse de l’équipe, elle ne trouve plus de sens à rien et ne parvient pas demander de l’aide. Peu de temps auparavant, elle a même tenté de mettre fin à ses jours. Aujourd’hui, Judith se sent entendue et reconnue. Elle n’hésite plus à appeler quand ça ne va pas. Elle  détecte les signes avant-coureurs de ses crises et les partage avec nous. Il aura fallu un an où, plusieurs fois par mois, les accompagnateurs auront tenté de lui faire voir d’autres chemins possibles en considérant toujours l’autre comme un interlocuteur valable, capable de prendre des décisions sur sa vie. En somme, la dignité dans sa plus simple expression. 

Nous reconnaissons ses troubles mentaux, ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, sans le minimiser ou le dramatiser. En témoigne par exemple ce dialogue : 

Judith : —Dis, c’est normal qu’on nous voie à la télé ? 

Moi : —Si la télé t’angoisse, on devrait la couper non ? 

Autre moment : Judith marmonne entre ses dents. 

Moi : —On t’insulte encore ? (il n’y a qu’elle et moi dans la pièce) 

Judith : —Oui, ça n’arrête pas. 

Moi : — Bon. Tu peux leur dire de ma part (aux voix) qu’elles doivent te foutre la paix. On a des choses importantes à régler pour toi. Qu’elles aillent faire un tour pour qu’on puisse être avec toi. 

Étonnamment, ça apaise. Mais c’est un jeu d’équilibriste jusqu’au jour où la personne éclate en sanglots et où on peut lui dire :

– Tu sais, je ne comprends pas ce que tu vis, je vois juste à quel point tu souffres. Il existe peu de personnes qui peuvent comprendre tout ça, mais je connais quelque chose. Ça s’appelle « le réseau des entendeurs de voix ». Est-ce que tu veux qu’on y aille ensemble ? Je ne resterai pas, sauf si tu demandes, mais eux, ils vont mieux te comprendre. 

 

Ce qui aide peut-être, c’est de ne pas se positionner dans une opposition réel/imaginaire, mais au contraire appréhender le monde de la personne pour tenter de trouver une passerelle entre les deux réalités superposées. De manière générale, nous essayons d’ouvrir des pistes qui pourraient enclencher une dynamique de désir et de plaisir. Nous accompagnons Judith pour choisir ses meubles, l’encourageons à soigner ses dents, lui trouvons un appartement plus adapté à ces besoins, lui rendons visite lors de ses fréquentes hospitalisations, lui organisons son injection de neuroleptique dans une maison médicale près de chez elle, mettons en place à sa demande une concertation avec une psychologue, etc. Autant de petites choses qu’elle a décidées, que nous avons aidé à concrétiser et autant de petits succès qui en amèneront d’autres. 

Un accès aux soins psychiatriques bloqué

Marlène a, quant à elle, une histoire surtout marquée par la vie en rue et la consommation de drogues. Soutenue par un service ambulatoire spécialisé en toxicomanie, elle suit un traitement de méthadone, mais consomme encore beaucoup de cocaïne et de benzodiazépines. Ce suivi thérapeutique, l’acquisition du logement via le programme Housing first et l’accompagnement intensif dont elle fait l’objet, l’ont sorti d’une boucle infernale d’autodestruction. Bien qu’elle consomme encore de la cocaïne, elle est arrivée à un point d’équilibre où elle gère sa consommation, tant pour préserver sa santé, limiter ses dépenses et moins voir certains « compagnons de consommation ». 

Ce qu’elle voudrait, c’est soigner sa dépression, ce que les hôpitaux psychiatriques lui refusent. Chaque fois, la faute est mise sur le symptôme : la consommation de drogues. Elle entreprend de nombreux séjours à l’hôpital, toujours avortés à cause de la rigidité institutionnelle de ces établissements. Non seulement l’accueil qui lui est réservé n’est pas digne d’une patiente (remarques désobligeantes, mépris, etc.), mais en plus, selon les soignants le problème n’est pas celui dont elle se plaint (la dépression), mais celui dont l’expert, le tout puissant médecin psychiatre, va décider (la drogue). 

En tant que travailleurs Housing First, habitués à prendre en compte l’avis des personnes que nous accompagnons, nous nous trouvons face à une pensée moralisatrice, imprégnée de jugements de valeur, qui discréditent complètement le consommateur de drogues en souffrance. À Station Logement, nous faisons tout pour atténuer le sentiment éprouvé par la personne de ne pas être prise en compte, d’être reléguée à la périphérie et d’être l’unique responsable de son mal-être. Nous parlons des produits, donnons notre avis, mettons à disposition du matériel de consommation si nécessaire, nous allons parfois assister à des scènes de consommation au domicile de la personne, sans pour autant nous en offusquer. Toutefois, nous mettrons tout en œuvre pour contextualiser ce comportement, en essayant de faire émerger le sens que la personne lui donne, sa fonction, tout en ouvrant des pistes pour que le produit ne reste pas l’unique source de plaisir. 

Bien entendu, nous accompagnons également vers l’abstinence, si c’est le choix de la personne, mais force est de constater que pour beaucoup, cet objectif ne signifie rien d’autre que de se conformer à un idéal très normatif, pour ne pas être exclu.

Lorsque Marlène est trop déprimée pour sortir chercher son traitement, nous faisons en sorte que son ordonnance parvienne à sa pharmacie. Nous négocions avec son service ambulatoire afin d’obtenir ce genre d’accommodements raisonnables. À sa demande, nous l’avons mise en lien avec le service Affiliation, dont les membres vont élaborer avec elle des stratégies de bien-être (activités, liens sociaux, etc.) sans jamais les conditionner à la cessation de la consommation. 

Le chemin vers la dignité

Respecter les choix de vie des personnes, même s’ils nous paraissent erronés, qu’ils nous insupportent parfois, c’est en définitive rendre de la dignité à ceux qui en sont privés. Toutes ces interventions suscitent bien évidemment de nombreuses interrogations. 

La place de l’accompagnateur social, parfois très proche en termes de relation, n'est pas sans risque. La relation proche entre l’accompagnant et l’accompagné se substitue bien souvent à une famille et des amis absents et constitue parfois l’unique lien social de la personne. Pour soulager l’intervenant fort impliqué comme pour protéger le locataire d’un accompagnement qui risque à terme de devenir unidirectionnel, nous tentons toujours de mettre en œuvre une rotation de différents intervenants sur une même situation, afin de profiter pleinement de la complémentarité des travailleurs. 

En effet, nous sommes bien conscients que l’objectivité n’existe pas et que nos propres désirs pour l’autre peuvent de temps en temps se refléter dans nos actions. Un autre écueil à éviter reste bien entendu la propension du travailleur social à vouloir trouver des solutions, tant par désir de reconnaissance narcissique que par déformation professionnelle. Le risque existe d’aller « plus vite que le locataire », à cause du sentiment de frustration « parce que rien n’avance ». Or, certaines situations n’appellent pas nécessairement des solutions pratiques, mais plutôt de longues discussions, des échanges, l’expression de la reconnaissance et la compréhension de la personne dans sa souffrance. Notre travail d’accompagnement est jalonné d’essais et d’erreurs, d’expérimentations et de négociations. La « bonne intervention » n’est pas gravée dans le marbre, mais se construit chaque jour avec les principaux intéressés.