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Urgence Hivernale - L’ouverture d’un centre d’hébergement

Enjeux pour le quartier et les différents acteurs impliqués par Quentin Dardenne et Lucie Martin (2010)

Cela fait maintenant plusieurs hivers que des centres d’hébergement d’urgence de nuit sont ouverts pendant les mois les plus rudes de l’année. Cet hiver, dans le quartier de La Chasse, à Etterbeek, le Samu Social a aménagé fin novembre un Centre d’une capacité d’accueil de plus de trois cents personnes, destiné à des hommes seuls. L’installation du Centre s’est faite de manière quelque peu problématique, à ses débuts du moins. Ce n’était pas la première année que l’ouverture d’une structure similaire posait des problèmes de voisinage. Afin de
comprendre les enjeux d’une telle installation, une recherche-action fut réalisée, dont voici les idées principales.

Problématique

La recherche porte non seulement sur les enjeux de l’installation du Centre pour le quartier, mais aussi, plus largement, sur les implications de l’ouverture d’un tel Centre pour
les différents acteurs concernés, de près ou de plus loin, par celui-ci : hébergés et travailleurs du Centre, habitants et commerçants du quartier, acteurs communaux, acteurs du secteur sansabri. Plus spécifiquement, trois aspects centraux sont abordés : les attitudes du voisinage à l’égard de l’installation du Centre ; les relations que les différents acteurs tissent entre eux et les représentations qu’ils se forgent les uns des autres ; les modalités d’appropriation de l’espace par les hébergés du Samu à Etterbeek. Approcher ces différentes dimensions offre l’occasion, dans un deuxième temps, de retirer des bonnes pratiques. Avant de présenter ces aspects, quelques précisions méthodologiques sont indispensables.


Démarche et méthode

Cette recherche résulte de trois mois d’enquête ethnographique. La démarche dont elle
procède est inductive et compréhensive. Elle se base avant tout sur du matériel qualitatif issu des observations et des entretiens individuels et collectifs réalisés avec de nombreuses personnes. Dans la mesure où la réalité existe notamment au travers du regard qui est porté sur elle, c’est à dire au travers des représentations, les analyses se basent sur les décalages entre ce qui se donne à dire et ce qui se donne à voir, entre les discours des acteurs et leurs pratiques. Les bonnes pratiques sont, elles aussi, dégagées des différentes rencontres : il s’agit de prendre au sérieux le discours des acteurs et de leur rendre une voix - c’est reconnaître qu’ils ont des réponses, des tentatives de réponses, des réponses anticipées. La recherche-action suppose qu’il existe une continuité entre « savoir expert » et « savoir profane » : il ne s’agit alors pas seulement de réaliser une recherche sur, mais une recherche avec, dans les limites des possibilités offertes. La réalisation de celle-ci s’est produite dans un temps relativement court, qui, au côté de certaines difficultés rencontrées, en modèle les limites.


Analyses

Lors de son installation, le Centre a provoqué de nombreuses réactions et remous dans le
quartier. Les rencontres avec les riverains révèlent certes des réactions variées, entre contestation, tolérance et acceptation, mais celles qui se font le plus entendre manifestent d’abord l’expression d’un rejet. Les plaintes formulées concernent les incivilités et le sentiment d’insécurité dus à la présence des personnes sans abri dans le quartier. Les habitants et commerçants dénoncent les nuisances sonores, la saleté, le squattage de certains bâtiments, les vols et agressions qu’ils attribuent aux hébergés du Centre. Ils regrettent de ne pas avoir été prévenus et pensent que le lieu, dans un quartier résidentiel et commerçant, à proximité d’une crèche, d’une école et d’un centre sportif n’est pas approprié pour accueillir un tel Centre. Ces réactions relèvent en grande partie de ce que l’on appelle communément le phénomène NIMBY : « la sympathie à l’égard des sans-abri peut être générale, on peut souhaiter une intervention, mais pas à côté de chez soi » (Damon, 2002 : 83).

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ces attitudes : la proximité géographique, l’intensité de l’opposition diminuant en fonction de l’éloignement géographique; les caractéristiques des destinataires du projet et les représentations que s’en font les différents acteurs ; la structure sociale du quartier hôte ; la nature de l’installation (la taille, le nombre, le mode de fonctionnement, l’apparence, la réputation), et enfin, le climat, le contexte de l’installation du Centre dans le quartier [1]. Ces différents facteurs, qui forment un tout organique dont les éléments s’influencent et découlent les uns des autres, méritent un approfondissement.

Ainsi, le contexte de l’installation du Centre n’est pas sans incidences sur la manière dont il a pu être reçu. Parce que l’installation s’est faite dans l’urgence, non par mauvaise volonté des acteurs mais par difficulté de trouver un bâtiment, les riverains n’ont pas été prévenus, ni informés sur le mode de fonctionnement du Centre et sur le public accueilli. Compte tenu de cette absence d’information, l’arrivée du Centre est vécue comme une « imposition » par les habitants et par les autorités locales. Ces derniers parlent de « politique du fait accompli » et se sentent victimes d’un jeu de manipulation politique. Les tensions lors de l’implantation et le manque de communication qui s’en suivra sont autant d’attitudes négatives qui rejaillissent sur les usagers du Centre.

L’implantation pose d’autant plus problème que le Centre accueille un public particulier, en grand nombre. Ce sont des sans-abri, hommes, seuls, plutôt jeunes. Ils font échos ou s’écartent, dans une plus ou moins grande mesure, des représentations que se font les habitants du quartier du public sans abri. Ces représentations (côté habitants) guident les attitudes de rejet, de tolérance ou de compassion que l’on peut manifester à l’égard des usagers du Centre. Elles se fondent généralement sur la dichotomie classique qui parcourt l’ensemble de la société, entre bon et mauvais, entre vrai et faux sans abri, distinction réalisée sur base de cinq critères : l’âge, la nationalité, l’apparence physique, le degré d’addiction et le comportement déviant (Loison-Leruste, 2009). Cette distinction est celle qui permet, dans les discours des habitants, de faire le tri, parmi le public accueilli, entre ceux pour lesquels un secours semble légitime et ceux qui ne mérite pas l’assistance. En outre, elle s’appuie sur des représentations qui témoignent d’une méconnaissance, de la part des riverains et des commerçants, de la population sans-abri. Les stéréotypes sont nombreux et prennent pied sur un socle de rumeurs non avérées, sur une lecture simplificatrice des signes renvoyés, et d’ailleurs souvent partagés par les acteurs communaux qui ne sont pas en contact avec le public.

Si les discours de rejet sont ceux qui s’entendent le plus fréquemment, ils ne sont pourtant pas formulés par l’ensemble des habitants. Les acteurs qui se mobilisent contre la présence du Centre sont peu nombreux et généralement connus des autorités communales. En effet, dans le quartier, tout le monde ne dispose pas de la même légitimité à parler et à être entendu. Les attitudes de rejet sont exprimées généralement par des personnes, souvent propriétaires ou commerçants, dont l’attachement au quartier et à sa réputation est fortement prononcé. L’existence d’un tissu social d’interconnaissance, d’une « communauté homogène imaginée » (Rea & al., 2004), qui participe de la logique villageoise du quartier, renforce l’attitude de rejet à l’égard du Centre. L’installation de celui-ci doit, en effet, être comprise comme un enjeu identitaire pour les habitants d’un quartier en déclin où les discours sur les incivilités et l’insécurité sont autant de témoins de la dégradation du quartier. Parce qu’« une part de l’identité sociale se construit à partir de la réputation attachée aux lieux de résidence » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989 : 44), l’installation du Centre est ressentie comme un sabotage des actions mises en place pour revitaliser le quartier et intensifie le sentiment de déclassement déjà existant. L’usage, par les habitants, du discrédit -notamment via des comparaisons animalières- et de la suspicion, permet de réinstaurer de la distance sociale, là où on la sent de plus en plus menacée. Les discours stigmatisants sur les hébergés sont le reflet de ceux sur les étrangers, à qui l’on attribue la responsabilité des transformations du quartier. Les nuisances qu’occasionne le Centre sont ressenties comme des offenses territoriales (Goffman, 1973) et montrent combien l’espace public n’est pas, dans l’esprit des riverains, sans propriétaires (Rea & al, 2004).

Enfin, le fonctionnement particulier du Centre dans le quartier ne permet pas de déconstruire les préjugés, au contraire, il les renforce. La priorité accordée à l’hébergement laisse peu de place à la rencontre avec l’environnement. Le Centre – « boîte noire », est une métaphore souvent utilisée dans le quartier pour rendre compte du manque de communication vers l’extérieur. Le modèle du « Centre-enclave », qui fonctionne en autarcie, est décrié. Tout comme les représentations, le fonctionnement particulier de l’infrastructure définit le champ des possibles en matière de contact avec l’extérieur. Ce modèle, à grande capacité d’accueil, qui ouvre le soir pour fermer la journée, ne permet pas une implication du quartier et de ces habitants vis-à-vis du Centre. Les contacts ayant été établis passent par la mise en place d’un dispositif policier, sécuritaire et préventif, qui, certes nécessaire dans le cadre de cette organisation, participe de l’image du sans-abri dangereux, irrespectueux, sauvage. Le fonctionnement du Centre, sa capacité d’accueil et le turn-over du public sont donc des éléments qui limitent grandement la rencontre, premier pas vers une interconnaissance, une déconstruction des préjugés et une possible intégration des personnes hébergées dans le quartier. L’absence d’information sur le public qui y est accueilli laisse alors libre court à l’imagination des habitants qui, sur base d’une lecture des signes et des apparences tirent des conclusions : des profiteurs, des faux sans-abri seraient hébergés en nombre. Ces représentations, pourtant inadéquates sur le public, délégitiment alors la présence du Centre aux yeux des habitants.

Le climat de l’installation, les caractéristiques du Centre et du public accueilli, les caractéristiques du quartier, de ses habitants et de ses commerçants, les représentations des différents acteurs concernés par l’installation du Centre sont donc autant d’éléments mis en évidence par les rencontres sur le terrain et qui permettent d’expliquer « l’intégration » particulière du Centre dans le quartier de La Chasse, les attitudes, les relations et les représentations des différents acteurs.

En ce qui concerne l’appropriation du territoire de La Chasse par les hébergés, plusieurs constats peuvent être réalisés. Tout d’abord, la problématique de la présence des sans-abri n’est pas neuve dans le quartier, elle suscite, avant l’arrivée du Centre, des tensions de cohabitation, comme par exemple l’occupation des sas des banques la nuit. L’arrivée du Centre vient alors raviver et intensifier une problématique déjà présente sur le territoire. Mais la question de « l’ancrage » des sans-abri à La Chasse relève d’avantage de l’inquiétude que de la réalité, car la très grande majorité des usagers du Centre ne restent pas dans le quartier mais retournent dans le centre-ville. Lorsqu’ils sont présents, c’est aux alentours des heures d’ouverture et de fermeture du Centre et concentrés principalement aux arrêts de tram et devant le Centre. Ceux qui restent dans le quartier en journée sont ceux qui y étaient déjà présents avant l’installation du Centre. D’autres s’y arrêtent quelques heures, principalement dans les bars du quartier, le matin ou le soir. Compte tenu de ces éléments, l’appropriation, qui renvoie « à la question de la pratique et de l’usage de l’espace » (Liagre 2010 :101) n’est pas uniforme mais variable et plus ou moins légitimée, selon les lieux, les personnes, les usages, les comportements, etc. Ainsi, les lieux d’occupation et de fréquentation des personnes sans abri dans le quartier, et qui concernent, outre l’espace public, des lieux semi-privé semi-public (sas banques, bars etc.) sont disputés, partagés, appropriés, en fonction de la légitimité que les personnes ont à y être présentes.

L’organisation particulière du dispositif hivernal et l’ouverture du Centre à Etterbeek n’ont cependant pas que des implications pour le quartier, elles concernent aussi les hébergés et les travailleurs du Centre. Les témoignages de ceux-ci montrent, pour tous, les difficultés que pose la capacité d’accueil du Centre. Le nombre important d’hébergés est source de tension, les violences de certains envers les travailleurs ou les autres hébergés sont courantes et difficiles à gérer. Des « logiques claniques » s’instaurent et les discours racistes fusent- le centre d’hébergement étant un véritable témoin de la concurrence des précaires. Les frustrations sont alors nombreuses, chez les travailleurs comme chez les hébergés. Dans les conditions d’un accueil d’abord hôtelier, la place accordée au travail social est limitée, les orientations sont compliquées, faute de temps, de moyens. La précarité de la nuit et l’insécurité de la place n’offre pas la stabilité nécessaire à la recherche de solutions à long terme, à une sortie du cercle (alors vicieux) de l’immédiateté, de la logique de l’urgence. Cette situation est lourde de conséquences sur le moral des travailleurs qui voudraient en faire plus, sur celui des hébergés qui essayent de trouver des solutions à leurs problèmes. Ils questionnent et critiquent le fonctionnement général de l’aide aux sans-abri : la sélectivité de l’aide en hiver qui s’arrête au printemps est dénoncée, le modèle de l’urgence sociale tel qu’il est organisé est remis en cause. Le cadre général semble, pour ces derniers, faire partie du problème, le dispositif est décrit comme un « calmant », comme de la « médication » qui soulage un temps mais ne soigne pas, comme un dispositif qui « bouche les trous » mais ne règle rien, bref comme des « emplâtres sur des jambes de bois ».

L’ensemble des acteurs s’accorde pour dire qu’une capacité d’accueil de trois cents personnes est trop importante. La métaphore de « l’usine sociale » est employée par tous les acteurs, usagers, travailleurs, riverains, secteur sans-abri, et montre combien ces critiques font consensus par rapport à l’organisation de l’accueil hivernal - des critiques qui dépassent l’organisation locale du Centre et dont les responsabilités n’écartent pas les politiques et les médias.

L’ensemble de ces discours montre alors la sélectivité de la compassion (Loison-Leruste 2009) qui s’exprime de plusieurs façons. La compassion est d’abord sélective parce que saisonnière. Elle l’est également dans l’esprit des citoyens qui différencient la légitimité de l’attribution de l’aide en fonction de certains traits dont les sans-abri sont ou non porteurs et qui les classent selon les oppositions bons vs mauvais, vrais vs faux sans-abri. Une sélectivité qui dépend aussi des modalités de l’installation du Centre, des nuisances qu’il suscite et de l’inscription identitaire des habitants dans leur quartier.

Conclusion – vers des bonnes pratiques

La totalité de la recherche met en avant certaines logiques qui permettent de mieux comprendre les enjeux pour les différents acteurs, de l’ouverture, en hiver, d’un centre d’hébergement à grande capacité d’accueil dans un quartier. Les analyses présentées, issues des nombreuses rencontres, esquissent, et c’était là le deuxième objectif du travail, le contour de bonnes pratiques. Celles-ci sont des perspectives ouvertes à la discussion, elles constituent donc des pistes de réflexion.

Ces bonnes pratiques se situent à différents niveaux de changement et d’action : local, communautaire, sectoriel, global. Elles peuvent, très concrètement, être dégagées de l’organisation pratique de cet hiver, ou prendre en compte, plus généralement, des critiques beaucoup plus larges énoncées par les différents acteurs. Elles s’élaborent autour d’une série de mots clés : prévision, consultation, communication, concertation, transparence, implication et sensibilisation.

Généralement, les discours et analyses proposés montrent la nécessité de quitter le modèle de « l’usine sociale » : parce qu’il engendre des inconvénients pour tous et soulève de tels paradoxes qu’il est indispensable de le remettre en question. D’une part, des Centres de plus petites tailles et disséminés dans la ville permettraient par exemple de limiter en grande partie les problèmes mis en évidence. Plus encore, des alternatives aux centres d’hébergement « classiques », par exemple directement articulées autour du logement, qui prendraient en compte les paradoxes que le système soulève, devraient être mises sur pied.

Si l’abri de nuit a une raison d’être en lui-même, il ne prend pleinement son sens qu’en faisant partie d’un vaste dispositif d’aide sociale avec lequel il doit maintenir des liens étroits pour permettre d’offrir un véritable tremplin vers l’accompagnement. L’ensemble des acteurs témoigne de la nécessité d’articuler le travail d’hébergement d’urgence hivernal à un travail d’accompagnement psychosocial sur le long terme. Le dispositif se doit donc d’être global et réticulaire. Il est important que les conditions d’une collaboration effective soient mises en place.

L’organisation du dispositif hivernal doit, en outre, en tenant compte de son environnement, impérativement dépasser la logique de la « boîte noire », du modèle « Centre-enclave » qui fonctionne en autarcie. L’installation d’un Centre ne peut se faire dans l’urgence, elle nécessite un travail d’information, de consultation, et d’implication des acteurs locaux et des habitants. Développer les projets mêlant Centre et quartier permettrait de recréer une forme de proximité qui, par la mobilisation des capacités collectives, renforce le quartier dans une expérience positive. L’installation d’un Centre peut alors devenir une occasion de dépasser les préjugés et de créer du lien social.

Dans la mesure où les représentations guident les pratiques et définissent le champ des possibles en matière de contact, un travail de sensibilisation et d’information est indispensable. En transmettant de meilleures connaissances sur le public sans-abri, les pouvoirs publics peuvent contribuer à améliorer sa prise en charge.

Enfin, ces bonnes pratiques n’ont de sens que si elles s’insèrent dans une logique globale cohérente. La lutte contre le sans-abrisme, tout comme l’organisation d’un dispositif hivernal, ne peuvent être pensés de manière cloisonnée. A l’heure où les préoccupations se tournent vers l’urgence de l’urgence sociale, il semble avant tout important de prendre la mesure des enjeux globaux dans lesquels ces questions s’inscrivent. Parce que la problématique du sans-abrisme est intiment liée à celle du logement, prendre des mesures structurelles en la matière doit être une priorité.

Penser de la sorte, c’est alors préférer une approche préventive qui agit d’abord sur les causes plutôt que sur les conséquences. C’est aussi, politiquement, préférer un gouvernement qui garantit à tous, l’accès à leurs droits, plutôt qu’un gouvernement humanitaire qui panse les souffrances et dont la compassion est toujours sélective.

 

Notes

[1] Ces éléments sont ceux repris par Loison-Lerustre (2009) pour expliquer l’intensité du phénomène Nimby, combinés à ceux que le terrain a révélé centraux.