Travail de rue avec
les personnes sans-abri
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Les sans-abri dans le métro bruxellois

Recherche-action par Aline Strens et Lucie Martin (2013)

La recherche-action menée dans le cadre du projet Métro-Liens propose de rendre compte des enjeux posés par les sans-abri sur les espaces particuliers du métro ainsi que de la manière dont la STIB envisage et répond à leur présence.

Les sans-abri dans le métro

Les stations de métro sont des lieux traditionnellement fréquentés par les personnes sans-abri. Les usages qu'ils en font sont multiples, tantôt visibles, tantôt dissimulés. Ils y trouvent de nombreuses ressources, détournant régulièrement les fonctions des espaces: ils y dorment, y font la manche etc.

En rupture avec les usages prescrits des lieux, leur présence n'y est jamais légitime. Bien que parfois tolérée, elle est régulièrement soumise à la répression. Dès lors, pour les sans-abri, maintenir une occupation nécessite un apprentissage des lieux, un savoir-faire, une certaine maîtrise. Il peut s'agir de nouer des relations de confiance avec les acteurs sur le territoire (la possibilité de maintenir une occupation dépend de la capacité des individus, variable de l'un à l'autre, à s'attirer la sympathie des tiers - agents STIB, commerçants, etc.), se conformer à l'usage des lieux en vigueur en se faisant discrets, ou
dénicher un espace hors contrôle, dans les sous-terrains par exemple.

Sur les espaces contrôlés, les marges de tolérance sont donc toujours fragiles, précaires, et cette incertitude pèse sur les individus, alors même que la fréquentation régulière d'un lieu instaure d'importants repères spatio-temporels et relationnels. En effet, le lieu, quel qu'il soit, en vient fréquemment à constituer le dernier support de socialisation lorsque tous les autres ont disparu (travail, famille, logement etc) [1].


La STIB: position générale et moyens d'actions

De manière générale, la STIB maintient que les sans-abri n'ont pas à être présents dans les infrastructures de son réseau parce qu'ils génèrent des nuisances et sont source d'insécurité pour les voyageurs. Cette position s'inscrit dans une tendance générale visant à « épurer » les stations des populations « indésirables ». L'entreprise cherche ainsi à réduire leur présence et ses conséquences négatives. Les moyens d'action dont elle dispose pour ce faire relèvent de trois orientations qui sont autant d'invitations au déplacement:

  1. La première est « dissuasive » – elle concerne les aménagements du mobilier afin de dissuader les populations jugées indésirables de « traîner » (bancs aux places séparées qui empêchent toute possibilité de s'allonger etc.)
  2. La deuxième est « répressive » – ce sont, d'une part, le cadre juridique et réglementaire qui balise les comportements permis (interdiction de mendier, de gêner, par son odeur, son comportement etc.) [2], et d'autre part, les moyens humains, sécuritaires, permettant d'inviter ou forcer les personnes à quitter les lieux (agents de sécurité).
  3. La troisième est « sociale » - ce sont les partenariats mis en place avec des associations du secteur sans-abri, subventionnées par la STIB. Pour cette dernière, la logique d'entreprise et la logique humanitaire sont complémentaires : l'intérêt à « faire sortir » les sans-abri des stations rejoint in fine l'intérêt de ces derniers à « s'en sortir » [3]. Outils supplémentaires permettant de guider les personnes sans-abri vers la sortie du métro, les partenariats entre la STIB et les ASBL s'apparentent à une gestion en sous-traitance du « problème des sans-abri » sur son territoire [4].

Ces trois voies – dissuasive, répressive et sociale – concourent donc à rejeter hors de l'enceinte du réseau les publics marginaux et participent ainsi d'une mise en mouvement des populations. Cette volonté de rendre invisible la différence et les "comportements qui fâchent" fait partie d'un mouvement qui ne concerne pas seulement la STIB mais anime nombre d'entreprises de transports publics, villes et communes en Europe. Il s'inscrit dans une tendance générale à la criminalisation de la pauvreté (régulation des espaces, des accès, des comportements, etc) dont l'explication est à chercher dans le processus de privatisation des espaces publics.


Les agents pris au coeur des interactions

Sur le terrain, nombreux sont les agents de la STIB confrontés aux personnes sans abri et aux conséquences de leur présence. Les enjeux qu'ils rencontrent diffèrent selon qu'ils occupent telle ou telle fonction mais pour tous, la façon d'envisager leur présence par l'entreprise est source de stress et de tension au travail.

  • Les nettoyeurs doivent assumer le surplus de saleté que les personnes sans-abri occasionnent, alors qu'ils sont eux-mêmes soumis à un contrôle important : la propreté doit satisfaire à des normes exigeantes que la STIB s'est engagée à respecter. Ces travailleurs souffrent particulièrement de leur isolement devant les problèmes rencontrés.
  • Les agents de zone et de prévention invitent régulièrement les sans-abri à quitter les lieux sur base de leurs propres appréciations quant au dérangement qu'ils entraînent pour les voyageurs, et en réponse aux plaintes des clients et des commerçants. Quand la tension monte, ces agents passent volontiers le relais vers le service de sécurité.
  • Les agents de sécurité témoignent consacrer 60% de leur temps de travail à expulser les personnes sans abri des stations. Cette réalité fait vaciller l'idéal du métier puisque les interventions ont rarement pour motif la sécurité. Ils s'en disent frustrés. La confrontation régulière avec les personnes sans-abri selon un même scénario d'expulsion émousse leur compassion, favorise l'usage immodéré de la force.

Des principes aux pratiques : une gestion au cas par cas

Si les règlements offrent un cadre qui permet de sanctionner les comportements gênants, l'appréciation de cette gêne est laissée aux agents, investis d'un pouvoir discrétionnaire. La gestion de la présence des personnes sans-abri est locale, elle s'opère au cas par cas. Les agents réalisent ainsi une série d'aménagements locaux, au sein desquels la négociation occupe une place centrale. Des marges de tolérance existent donc, voire des élans de solidarité. Dans l'évaluation de la situation sur le terrain, plusieurs éléments entrent en ligne de compte, dont principalement:

  • les représentations que se font les agents des personnes sans-abri et qui reposent sur un terrain de préjugés et de stéréotypes qui différencient, grossièrement, le bon du mauvais sans-abri. Ces représentations témoignent d'une méconnaissance du public. Dans le face-à-face imposé aux agents par la nécessité de faire respecter les lieux, la question du respect occupe une place centrale: souvent, les nuisances sont comprises comme des provocations, suscitant de lourds affects qui enveniment les interactions.
  • les représentations qu'ils se font de leur propre métier et auxquelles la réalité quotidienne vient se confronter.
  • la capacité qu'ils ont à résister aux plaintes des acteurs tiers, usagers et commerçants : l'usager et le commerçant ont un rôle central dans la façon dont les agents vont envisager leur intervention. L'oeil du « témoin », toujours présent, est le critère qui, in fine, fonde les décisions d'interventions.

Puisqu'elle est liée aux configurations particulières des acteurs en présence, l'issue des interventions des agents est toujours incertaine, ce qui contribue à alimenter les situations de tension et de conflit.


Impuissance généralisée et réponse sécuritaire

La toile de fond de l'action des agents reste cependant la solution, presque standardisée, d'expulsion. Il s'agit d'un mécanisme d'autant plus aisément mis en oeuvre qu'il emprunte à un dispositif bien défini dans l'entreprise : l'appel au dispatching fait entrer en scène les agents de sécurité, qui apportent une réponse immédiate, ponctuelle à toute situation problématique. La manière de gérer les problèmes relève donc d'un automatisme sécuritaire qui, pourtant, a montré son inefficacité chronique puisque les personnes sans abri reviennent continuellement en station.

Laissés à eux-mêmes dans l'appréciation de la gêne qu'occasionnent les personnes sans-abri et confrontés à l'éternel retour des personnes en station, les agents se sentent démunis face à des situations pour lesquelles ils n'ont pas de solution. L'impuissance est partagée par toutes les fonctions de terrain et peut finir par engendrer des situations de violence. Ainsi, le sentiment d'impuissance des agents relève davantage de l'organisation structurelle du travail en interne que des problèmes réels posés par les sans-abri.

La volonté de mettre les gens dehors a donc un coût que les agents, en premier, doivent supporter, « sans jamais se lasser de les voir revenir » [5]. Les agents recadrent ainsi la responsabilité d'une problématique qui ne leur appartient pas. Le système est mis en cause, et la responsabilité dans les mains des instances supérieures.

La réponse sécuritaire : une solution erronée

Pourtant, la façon de concevoir la présence des sans-abri comme un problème de sécurité et d'y répondre par le contrôle est inadéquate. En effet, le sentiment d'insécurité doit être compris dans sa globalité, il est dû à la montée de l'individualisme, à l'effritement des solidarités horizontales, aux crises économiques et sociales [6]. Par ailleurs, cette question s'inscrit encore dans un contexte particulier à la STIB : insécurité ressentie par les agents (violences perpétrées, décès d'un agent suite à une agression) ; transformation du réseau qui accueille plus de public, de manière moins personnelle. Le mouvement de mécanisation du métro participe ainsi de l'anonymisation des voyages: les machines ont remplacé les humains. Les individus sont plus isolés, se connaissent moins et se sentent dès lors moins en sécurité. La réponse sécuritaire paraît donc inadaptée: elle ne résout ni les problèmes rencontrés, ni le sentiment d'insécurité, dont les causes sont structurelles.

Privatisation : quand les sans-abri portent atteinte à une « image »

Au processus de mécanisation s'articule une dynamique de privatisation des espaces de la STIB. Le mouvement de réorganisation et de commercialisation des espaces de la STIB remplaçant les petits commerces par des grandes chaînes, « enseignes de qualité » a pour objectif, selon la STIB, de restaurer la convivialité et lutter contre le sentiment d'insécurité. Cette convivialité est pourtant conditionnée à la consommation: les usagers sont devenus des « clients ». Dans ce contexte, l'enjeu principal, concernant la présence des personnes sans-abri, se pose finalement en terme de visibilité. Plus que pour une question d'insécurité avérée, c'est surtout par souci d'image que la hiérarchie de l'entreprise appelle les agents à les sans-abri à quitter les stations. Les interventions répondent finalement d'une logique commerciale au centre de laquelle reposent des argumentaires hygiénistes et sécuritaires. Les sans-abri dérangent aussi parce qu'ils questionnent le nous commun, la décence publique: ils sont marqués du sceau de l'altérité, porteurs de stigmates.


Conclusion et recommandations


A la STIB
Reconsidérer les moyens mis en place pour lutter contre les dérangements causés par les personnes sans abri, plus précisément : envisager le problème en amont, et non en aval par des solutions répressives qui ont montré leur inefficacité. C'est-à-dire:

  1. Clarifier la position de l'entreprise vis-à-vis des personnes sans-abri à l'extérieur mais aussi en interne et accepter le caractère conflictuel de l'espace public qui contribue à produire de la civilité.
  2. Favoriser une approche positive des lieux, développer la convivialité sans privatiser l'ensemble des espaces (par exemple: mettre des locaux à dispositions d'associations)
  3. Développer un service de prévention indépendant, libéré des missions sécuritaires
    • Lui accorder une valeur véritable (renforcer le nombre d'animateurs, de référents sociétaux, envisager les agents de prévention comme médiateurs des lieux). Cette reconnaissance doit passer par la formation des agents.
    • Favoriser un travail de médiation (prendre en considération les expertises développées dans le cadre de Hope in Station - la plupart des situations conflictuelles étant dues à un manque de connaissance et de dialogue entre les parties, qui prend racine dans un terreau de préjugés bien frappés). Le service doit pourvoir porter un autre modèle de réaction devant les problèmes posés par les sans-abri (une alternative à l'automatisme sécuritaire).
  4. Déconstruire les représentations des personnes sans abri en interne via des formations et en externe via des campagnes de sensibilisation.
  5. Mettre en place des toilettes publiques, service généraliste aux voyageurs qui permettrait de limiter les nuisances. L'accès à ces toilettes devrait être gratuit pour les personnes sans abri.

Des transformations organisationnelles et structurelles sont en cours à la STIB. Elles sont une opportunité pour intégrer les recommandations du rapport.


Au secteur social

  1. Clarifier les modalités, les fins et les limites de son action vis-à-vis des demandes extérieures (social vs sécuritaire, commercial etc.)
  2. Mener une ouverture et une implication pour l'intégration des personnes, vers la société
    • travailler en lien avec les services généralistes
    • travailler à la déconstruction des stéréotypes – via une sensibilisation sur le public cible et sur le travail social et/ou des formations à destination d'acteurs divers
    • s'engager vis-à-vis de la presse et des politiques (rendre compte des obstacles structurels auxquels se confronte quotidiennement le travail social dans la réhabilitation des personnes)

Aux Politiques
Ces recommandations sont à cadrer dans un contexte politique plus large.

  1. Favoriser les approches sociales et non les approches répressives. Développer des solutions en amont qui permettent de résorber la pauvreté et non de réprimer, lutter contre ses manifestations.
  2. Retirer le terme de mendicité de l'arrêté l'Arrêté de 2007 comme de la circulaire de 2010, puisqu'il-est inutile, -stigmatise une population, -va à l'encontre de la loi de 1993 qui décriminalise la mendicité.
  3. Changer d'approche, de paradigme de soin: accorder une place centrale au logement. Développer les mesures structurelles en la matière, quitter un modèle de gestion pour un modèle de résolution du sans-abrisme (Caring First vs Housing First)
  4. Mener un questionnement sur l'espace public et le droit à la ville pour tous.

 

Sources

[1] ZENEIDI-HENRY D., « 'Ce n'est pas nous qui sommes à la rue, c'est la rue qui est à nous'. Pour une autre lecture de l'espace à partir des modes d'appropriation des espaces publics par les sans domicile fixe », 2005. et DAMBUYANT-WARGNY G., « «
Sans toit ni loi » : les exclus », dans : Ethnologie française, vol. 34, 03.2004, pp. 499-508

[2] Arrêté du 13 décembre 2007 du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale fixant certaines conditions d’exploitation des transports en commun de la Région de Bruxelles-Capitale.

[3] SOUTRENON E., « Faites qu'ils (s'en) sortent... A propos du traitement réservé aux sans-abri dans le métro parisien », dans : Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 136-137, 03.2001, p 41.

[4] En 2010, une Circulaire Ministérielle adoucit l'Arrêté de 2007 en tolérant la mendicité dans les zones non payantes. Cette circulaire introduit une orientation nouvelle: la STIB est désormais « priée d’encadrer de manière sociale les formes de mendicité tolérées ».

[5] Ibid, p. 42.

[6] REA A., “Désintégration sociale et affaiblissement de l'Etat”, dans: CARTUYVELS Y., MARY P., L'Etat face à l'insécurité. Dérives politiques des années 90, Editions Labor, 1999, pp. 21-36.